Édition et école inclusive : la collection Cléo

Cléo, c’est cette petite fille aux boucles rousses que vous apercevez jouer avec son ami le lémurien sur la vingtaine d’ouvrages de la collection qui porte son nom ; mais elle est aussi et surtout la mascotte de la méthode de maîtrise de la langue française parue aux Éditions Retz ! Suite à des demandes venues du corps enseignant, la collection a progressivement été remodelée afin de rendre ses ouvrages plus inclusifs. Comment ? Joëlle Gardette, orthophoniste et responsable éditoriale, évoque les changements apportés à la collection dans cet échange retranscrit.

Peux-tu te présenter ?

Je suis maman de deux mini-ados franco-canadiens. Mon cadet est né il y a douze ans, au moment où a commencé l’aventure « Cléo ». Tu vois un peu la longévité de la collection ! C’est d’ailleurs assez inédit dans l’édition d’avoir autant de succès aussi longtemps.

J’ai longtemps eu un pied en France, un pied au Québec. Au Canada, j’ai suivi des études de sociologie. Entre une maîtrise et mon doctorat, je suis revenue en France pour suivre le master d’édition de Paris XIII. J’ai commencé ma carrière d’éditrice à Québec, avec la revue « L’Année francophone internationale », puis à Montréal chez Chenelière Éducation et dans une maison plus littéraire nommée Fidès.

En 2004, définitivement de retour en France, je suis devenue éditrice chez Retz, une belle maison d’édition principalement à destination des professeur·es des écoles, aux ouvrages riches et innovants. Aujourd’hui, je suis responsable éditoriale, et je viens d’être diplômée en orthophonie après cinq ans d’études à la faculté de médecine de la Pitié-Salpêtrière.

Comment arrives-tu à articuler ces deux métiers ?

J’ai ressenti le besoin d’apprendre et d’aller sur le terrain. J’adore voir « la vraie vie », se mettre à la place des gens à qui on destine nos ouvrages, être confrontée à la réalité de manière concrète, directe...

C’est bien autour des enfants avec troubles des apprentissages que mes deux métiers se rejoignent. À noter que, même si ce public est bien évidemment très présent dans notre patientèle, l’orthophonie est un métier de soins qui s’adresse à tous les âges de la vie avec la prise en charge de nombreuses pathologies extrêmement variées (troubles de l’oralité, surdité, bégaiement, maladies neuro-dégénératives...)

Au sein de l’école inclusive, pour ces enfants que l’on désigne comme « à besoins particuliers », « empêchés » ou comme « dysfantastiques », des supports adaptés sont indispensables.

Nous avons travaillé ensemble sur des adaptations de livres scolaires au travers de la collection « Cléo ». Peux-tu dire deux mots à son sujet ?

« Cléo » existe donc depuis plus de douze ans grâce à son formidable auteur, Antoine Fetet, qui incarne véritablement la collection. Cette dernière vise la maîtrise progressive de la langue française au travers de quatre domaines que sont la compréhension (C), le lexique (L), l’étude de la langue (É) et l’orthographe (O). Elle compte maintenant plus de vingt titres allant de la Grande Section au CM2.

L’idée principale est d’avoir des séances courtes, mais fréquentes. C’est le principe du tuilage —c’est-à-dire que pour chaque notion travaillée, on a plusieurs activités qui se ressemblent. Elles ont d’ailleurs en commun une même consigne et un même format.

L’idée n’est pas de les proposer de manière linéaire : l’élève en travaille quelques-unes, puis s’attaque aux autres quelques semaines plus tard. Cette réitération permet de laisser le temps aux enfants de s’approprier les notions et d’automatiser patiemment les savoirs. Et ils travaillent en parallèle différentes notions.

Que ce soit dans leurs versions classiques ou adaptées, les fichiers Cléo proposent volontairement des consignes et activités similaires pour une meilleure appropriation des notions étudiées.

On est finalement assez éloigné de la démarche « J'apprends une règle et je l'applique ». Chez « Cléo », pour chaque nouvelle notion, la première séance est une séance de découverte collective : on travaille tous ensemble sur une situation-problème qui suscite des interrogations. Les activités d’entrainement se font dans un second temps. Et le temps de la formalisation des savoirs se fait après, avec les aux aide-mémoire. Pour moi (et de nombreux enseignant·es), cette méthode est d’une efficacité redoutable !

Pourquoi avoir choisi d’adapter les ouvrages de la collection ?

Très vite, le corps enseignant a formulé un besoin récurrent d’ouvrages plus adaptés parce qu’il faisait seul ce travail chronophage. Antoine Fetet a lancé une enquête à ce sujet sur son blog <superscript>(externe)<superscript> et il a compilé de nombreux commentaires. C’était en 2017.

Nous avons commencé par adapter les manuels et les fichiers au format papier avec l’aide et l’expertise de MobiDys <superscript>(externe)<superscript>, une entreprise spécialiste de l'accessibilité cognitive. Le but était d’arriver à réaliser l’adaptation la plus « générale » possible, sans cibler un trouble plutôt qu’un autre. Gros défi vu l’étendue et la diversité des troubles DYS !

Les options choisies tendent à s’adapter à tous les élèves, et nous avons tenu à proposer exactement le même contenu que les manuels et fichiers originaux. Le fond est le même ; la forme est différente.

Cette dernière n’est pas « stigmatisante » non plus : par exemple, on n’a pas choisi de colorer les syllabes dans les mots ; option qui peut être intéressante, mais pas pour tous tout le temps et elle a le défaut, pour moi, de briser l’unité du mot…. Incidemment, ces adaptations servent à chacun·e, y compris aux élèves sans difficulté particulière.

À terme, l’idée est de ne plus avoir deux supports différenciés, mais un seul.

Bien sûr, ce travail doit être réalisé au départ de tout projet plutôt qu’à partir d’un support existant, afin d’éviter la présence de deux offres parallèles.

Qu’en est-il de la version numérique de ces consommables ?

Pour tous nos manuels et fichiers scolaires, il existe une version « bibliomanuel » qui permet de visualiser les contenus sur écran. Mais le format reste figé en double-page et chaque page reste une page non modifiable.

Différentes options sont proposées : tu peux faire des zooms, une trousse permet de prendre des notes, de surligner des passages, etc.

Nous avons proposé sur papier des « adaptations d’adaptations » sous la forme de fiches étoilées. Par exemple, des étiquettes-réponses sont proposées en téléchargement pour permettre de soulager la tâche d’écriture.

Nous avons également enrichi les bibliomanuels en oralisant tous les fichiers « École inclusive » via une synthèse vocale qui permet d’écouter toutes les consignes et tous les textes. Pour les enfants dyslexiques qui peuvent perdre une énergie conséquente à déchiffrer, cette aide est très importante à mon sens : elle leur permet de se concentrer sur la tâche qui est demandée, par exemple la compréhension d’un texte.

Nous sommes cependant conscients que les adaptations proposées « pour tous » sur papier ont bien sûr leurs limites. Le système d’étiquettes va, par exemple, convenir à l’élève dysgraphique, mais beaucoup moins à son camarade dyspraxique !

Justement, quels ont été les retours sur la version numérique adaptée ?

À vrai dire, nous avons eu plus de retours sur les adaptations papier : la version bibliomanuel reste encore un peu confidentielle et mériterait d’être plus connue. Les critiques portaient surtout sur l’absence d’interactivité.

Nous sommes donc en train de mettre en place cette option dans le bibliomanuel du fichier CM1 école inclusive (et bientôt pour les autres niveaux déjà parus) : on aura ainsi la possibilité de saisir ses réponses directement dans les espaces de réponse.On commence donc à proposer une solution interactive plus adaptée pour les enfants qui travaillent exclusivement avec leur ordinateur.

Peux-tu nous dire comment certains choix graphiques spécifiques ont été choisis pour penser les versions « École Inclusive » des ouvrages ?

C’est un travail d’équipe. Nous avons d’abord exploré quelques principes de base, avec l’aide de médecins-experts et de MobiDys avant d’organiser une table ronde avec une dizaine d’orthophonistes à qui l’on avait soumis plusieurs choix de maquettes <superscript>(externe)<superscript>.

Différentes polices de caractères ont été testées pour repenser la lisibilité des tableaux de conjugaison et des exercices.

Nous avons sollicité l’expertise d’une vingtaine d’enseignant·es spécialisé·es et de parents engagés en leur envoyant un questionnaire ainsi que les différentes maquettes pré-sélectionnées. Ces dernières ont alors été testées en classe ou à la maison. Nous avons compilé les avis et intégré les options préférées par les participant·es, l’idée centrale de la démarche étant de tester auprès des enfants concernés.

Peux-tu nous indiquer les autres modifications graphiques apportées à l’ouvrage ?

La mise en page a été optimisée : il n’y a plus qu’un exercice par page, les colonnes comme les lignes Séyès, les polices de type cursive, l’italique et les éléments distracteurs (mascottes et dessins illustratifs) ont disparu. Pour éviter les doubles tâches, on a scindé les consignes afin qu’elles soient présentées de manière séquentielle. On a également opté pour des fonds couleur, tramé les lignes en alternance afin de reposer l’œil, etc.

De temps en temps, nous recevons quelques critiques sur ces ouvrages moins illustrés, mais je tiens vraiment à une version épurée : on s’y perd beaucoup dans l’édition avec des dessins qui peuvent vraiment perturber l’attention.

La police Tahoma a finalement été choisie par les participant·es. Pourquoi ne pas avoir proposé un caractère typographique dit accessible, comme l'OpenDyslexic ?

L’OpenDyslexic est présentée, ou vue, comme LA police pour les DYS. Elle est intéressante car les lettres sont bien distinctes (lettres « miroirs » non ambiguës, jambages étendus...) mais je trouve qu’elle a un aspect « baveux » qui interpelle. Le centre de gravité des lettres est bas, et on voit tout de suite que c’est une police particulière... Aucune étude, à ma connaissance, n’a prouvé son efficacité, et elle n’a, en tout cas, pas été retenue lors de nos tests.

Comparaison de la police Tahoma et de la police OpenDyslexic à partir d'une même phrase.

Le choix d’une police de caractères ne fait pas tout : il y a aussi de nombreux paramètres typographiques à prendre en compte !

Oui : pour créer des supports pour tou·te·s, on pensera à faire attention aux blancs entre les lettres, entre les mots, entre les lignes... Et ce sera déjà bien !

On optera pour une police où les lettres sont bien distinguées et ne peuvent pas être confondues.

On peut même aller plus loin : on veillera à si ce qu’une police distingue bien les lettres I, L, i et 1, ou encore les « b » et les « d »... Bref : une police où les lettres sont bien distinguées et ne peuvent pas être confondues. La Luciole ou la Lexend en sont des exemples. Si l’on optait pour une police de type Tahoma, Andika ou même Arial, en veillant à l’interlettrage, l’interlignage et les intermots, on avancerait d’un pas !

Au-delà du travail sur typographie, nous avons travaillé sur la composition de cartes mentales...

Oui, principalement dans les aide-mémoire. La carte mentale permet d’organiser logiquement un savoir, de reposer l’œil tout en jouant avec les couleurs. La pensée en arborescence y est autrement plus lisible. Dans la version originale, la présentation est structurée, bien sûr, mais linéaire. On avait également un jeu de double-couleur qui n’avait pas vraiment été réfléchi autrement que dans un apport esthétique.

Certaines leçons des aide-mémoire ont été repensées sous la forme de cartes mentales.

Dans la version adaptée, l’œil est tellement reposé que c'est comme une maison rangée ! Tu es disponible pour enregistrer et comprendre l’organisation des idées, donc pour les imprimer de manière plus efficace.

Pour moi, éditer, c’est arriver à trouver la bonne forme pour le fond qui est présenté. C’est la forme qui sert le fond. Les maquettistes ont vraiment une place centrale dans la chaîne éditoriale. Tout cela, c’est esthétique, mais c’est aussi réfléchi, et rend les choses accessibles au sens large du terme ! Encore une fois, les solutions ici trouvées pour adapter les contenus servent en fait tous les lecteurs.

J’imagine qu’il y a toujours autant de demandes la part du corps enseignant et des familles sur la production d'ouvrages scolaires adaptés ?

Oui ! Dans l'édition, même si cela reste compliqué en termes de temps et d'investissement, il y a une prise de conscience, et j'ai l'impression qu'on avance. Avant, on était dans une méconnaissance, voire une sous-estimation. Tous les acteurs sont maintenant sensibilisés aux troubles DYS. Au final, il faudrait former tout le monde ! Et ne pas oublier de tester, auprès des publics concernés, ce qui fonctionne le mieux. On a beaucoup de travail à faire là-dessus, sur ce que tu appelles le design universel, qui est passionnant.

Petite anecdote : le Cléo Grande Section a vu le jour sous une forme sous une forme d’édition non adaptée. Je l’ai vu utilisé avec des enfants DYS bien plus âgés que des maternelles, notamment durant un stage d'orthophonie dans un centre des troubles des apprentissages.

Les résultats ont été surprenants et très stimulants pour tous. Finalement, les professionnel·les et les élèves s’en sont emparés et il y a des utilisations inédites qui se sont faites naturellement !

Ça me rappelle justement ces principes de design universel : tu observes la manière dont les usagers s’approprient un support, et tu explores cette solution par la suite ! J'adore cette conclusion sur l'usage d’un outil qui a été complètement repris en main, qui plus est dans un autre secteur que le scolaire.

Dans l’édition, cela arrive très souvent et ces retours sont très inspirants. D’où l’importance d’être à l’écoute du terrain ! Car ces détournements nous mettent face à des utilisations que toi, tu n’avais pas nécessairement anticipé... À approfondir, afin de toujours proposer des outils utiles au plus grand nombre.

Définitions

  • Troubles DYS : troubles cognitifs spécifiques induisant des difficultés d’apprentissage.
  • Dysgraphie : trouble du graphisme.
  • Dyspraxie : trouble du développement gestuel et spatial.
  • Lettres miroirs : écho horizontal entre deux lettres, comme le b et le d ou le p et le q.
  • Jambage : partie inférieure d’une lettre bas-de-casse (« minuscule »).
  • Lignes Séyès : lignes d’écriture standard pensées pour l’apprentissage de la graphie.
  • Police cursive : graphie qui simule l’écriture à la main.
  • Design universel : processus de création d'un environnement de manière à ce qu'il soit accessible, compris et utilisé dans toute la mesure du possible par toutes les personnes, quels que soient leur âge, leur taille, leurs capacités ou leur handicap.

Ressources

Autres articles à découvrir