Senuba, l'atelier sans nuages
Pour l’ouverture de ce journal de bord, faisons connaissance ! Aussi, voici vous trouverez ci-dessous une énumération des points-clés de mon CV, un portrait chinois en six chiffres ainsi qu’une paire de selfies... Ou bien je peux également vous raconter une histoire. Oui, optons plutôt pour cela !
Un outil formidable
Un jour de janvier, je me suis rendue à un cours sur le livre numérique dans l’optique d’étoffer mon panel de compétences professionnelles. Après tout, cette formation était la suite logique de mon parcours : entre une appétence marquée pour la lecture et mes études artistico-littéraires, j'avais naturellement orienté ma pratique du graphisme vers la conception de livres. Au troisième jour de classe, la formatrice lança entre deux exercices que “le livre numérique [était] un outil formidable pour toutes les personnes empêchées de lire.” Je me suis figée un instant : comment ça, “empêchées de lire” ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui sont ces publics éloignés de la lecture ?
J’étais surprise car je n’avais moi-même jamais rencontré d’obstacles dans l’apprentissage et le processus de la lecture. Il ne me semblait pas avoir côtoyé un camarade pour qui la lecture était une vraie souffrance. Juste quelques personnes qui n’aimaient pas lire, voilà tout. Décortiquer les lettres, les assembler en mots, en phrases puis en textes, donner du sens à tous ces signes qui voltigeaient d’un support à un autre... Cela était et avait toujours été un plaisir (en fait, je fais même partie de cette espèce qui achète toujours des livres « au cas-où », même si une pile attend déjà sur la table de chevet).

Et puis, j’ai eu accès à des bibliothèques, on m’a offert des livres, j’ai été dans une école de quartier où j’ai reçu un enseignement adapté. Toutes les conditions — matérielles, cognitives, environnementales, physiques — étaient réunies pour que j’ai accès à ce savoir de base. Et c’est seulement en ce jour d’hiver, dans une salle de cours aseptisée, que j’ai naïvement pris conscience que pour certaines personnes, tout cela n’était pas possible.
Une prise de conscience
Plusieurs mois se sont écoulés jusqu’à ce que je décide d’investiguer cette phrase qui résonnait encore dans ma tête. J’ai commencé à fouiller à la recherche d’informations sur ces “publics empêchés” jusqu’à me renseigner sur les domaines de l’édition adaptée <superscript>(glossaire)<superscript>, de l’accessibilité numérique <superscript>(glossaire)<superscript> et de la conception universelle <superscript>(glossaire)<superscript> — tous ces domaines connexes à mon activité professionnelle, et qui s’occupent de produire des supports abordables par et pour tout un chacun — j’y reviendrai dans un prochain article.
Ce fut là aussi une vraie prise de conscience, voire une révélation. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai compris que chaque support de communication que j’avais pu créer durant ma carrière avait mis de côté un pan entier de la population ; ce pan qui était par ailleurs systématiquement négligé ; par manque de connaissance, de formation, de sensibilisation, de rencontres... Et parce que je n’y avais sincèrement jamais pensé.
Et pourtant j’ai quatre années d’études en conception visuelle au compteur. Je ne me rappelle pas une seule fois qu’un professeur ou une intervenante ait abordé le sujet d’une communication accessible et universelle. Quand j’étais graphiste salariée, ce sujet n'a jamais été mentionné en entreprise (je ne blâme personne : quand on n’est pas sensibilisés ou personnellement touchés par une thématique ou une difficulté, il est compliqué d’en avoir conscience pour mieux transmettre). Bref, n’était-ce pas là totalement paradoxal ? En tant que professionnelle de la communication, je ne communiquais que pour un groupe de personnes. En fait, je communiquais mal... C’est cette prise de conscience qui m’a amenée à revoir ma copie.
Une nécessité
Lorsque cette remise en question a débuté, cela faisait environ cinq ans que je collaborais avec les secteurs de l’Éducation et de la Formation. C’était déjà un choix que de pouvoir participer à la transmission de la connaissance, concevoir des supports pédagogiques et créer des outils pour guider le corps enseignant et ses élèves. Mais mon engagement restait timide, et je ne me sentais pas investie d’un élan plus ambitieux.
C’est ici que nous en revenons aux personnes empêchées de lire, car qui dit impossibilité de lire dit difficultés d’apprendre, de se cultiver, de s’informer — en bref, vous nagez dans un quotidien paré d’obstacles parce que vous vous retrouvez dans une situation rendue handicapante. Or, l’accès aux savoirs de bases et à l’information sont les clés d’une compréhension éclairée du monde, des vecteurs d’épanouissement et d’évasion. Sans parler de notre quotidien envahi de contenus sans nécessaire pertinence, des réglementations complexes et changeantes, ou des démarches trop obscures pour être intelligibles... Il apparaît plus que jamais nécessaire d’instruire, de comprendre, de guider et d’être guidé, de développer son esprit critique, ses compétences professionnelles, sa pédagogie. Cela passe par la pertinence de la transmission des savoirs, et surtout son accessibilité <superscript>(glossaire)<superscript>.

Il existe déjà un écosystème foisonnant de solutions mises en place pour faciliter la vie des apprenants et apprenantes ; mais des recherches et échanges m’ont également démontrée combien la pluralité des handicaps, des situations et des besoins humains — qu’ils soient physiques, sociaux, psychologiques, environnementaux et autres — n’était pas nécessairement prise en compte dans les processus de design <superscript>(glossaire)<superscript>, et notamment dans la conception de services pédagogiques. J’ai donc marié mon expertise en conception de supports didactiques à cette envie franche et sincère de créer des supports pédagogiques accessibles et adaptés, en prenant le soin de ne pas tout standardiser.
Senuba était né.
La faute à Zamenhof
Un aparté rapide pour conclure ! En 1887, un médecin français du nom de Louis-Lazare Zamenhof a inventé une langue à vocation universelle, construite pour encourager une communication facile et collective entre les êtres humains : l'Espéranto. Il y a derrière l’Espéranto une envie d’adaptabilité, d'échanges fluides et d’universalité. Ces notions font écho à la démarche de Senuba, tout entier tourné vers le désir de clarifier, de vulgariser, de transmettre des savoirs pluriels vers tous les publics, via le design.

Senuba tire son nom de "Sen" et "Nubo", termes venus cette langue utopiste et que l'on peut traduire par « sans nuages » ; Car dès lors que l’on apprend et que l’on comprend une notion, un principe, un fonctionnement, tout s’éclaire comme un ciel dégagé.